Qu’y a-t-il de commun entre un ours, un canard, un dauphin, une mouche et une poule ?

À première vue pas grand-chose. Et pourtant, ces noms d’animaux ont la particularité d’être utilisés pour qualifier des choses, et même des personnes, qui leur sont bien étrangères ! Quel lien existe-t-il, en effet, entre un mammifère marin et l’héritier du trône de France?

Parfois, le rapprochement entre le sens propre du nom et son emploi figuré saute aux yeux. Dans d’autres cas, il est nécessaire de remonter le temps, car la réponse se trouve peut-être dans l’étymologie. Malgré tout, il arrive que la question ne soit pas complètement tranchée et donne lieu à diverses interprétations. Ce qui n’enlève rien au charme de ces mystérieux glissements de sens…

Tenez, ouvrez un journal ou un magazine, n’importe lequel, à la première page. Allez-y doucement quand même, il y a un ours dedans! Vous ne me croyez pas ?

L’ours, dans le jargon de la presse, c’est l’encadré où sont mentionnés les noms de toutes les personnes ayant participé à une publication, ainsi que d’autres informations juridiques comme le dépôt légal.

Mais pourquoi « ours »? Aux XVIIIe et XIXe s., c’était le surnom donné, en argot, à l’imprimeur, car son mouvement pour encrer les caractères rappelait le balancement lourd de l’animal.[1] Par extension, l’ours a désigné les mentions obligatoires que l’imprimeur était tenu d’inscrire sur chaque publication, à commencer par son nom et son adresse.

Si cette explication est tout à fait plausible[2], des voix se sont tout de même élevées, outre-Manche, pour revendiquer la paternité du terme. En anglais « ours » (prononcez [aouers]) signifie « les nôtres » et peut tout à fait désigner l’équipe d’un journal. Mais cette piste ne serait que pure invention…

Bien, maintenant vous pouvez fermer votre canard. Non, pas votre bec (je ne me permettrais pas), juste le journal !

Au XVIe s., on utilisait l’expression « bailler un canard à moitié » pour dire tromper, duper. Puis le nom canard s’est utilisé seul (v.1750) au sujet d’une « fausse nouvelle lancée par la presse ». Par extension, il a signifié « journal de peu de valeur » et enfin « journal quelconque ». Aujourd’hui, même si le terme a pris une tonalité neutre, il n’est pas très flatteur pour une publication d’être qualifiée de « canard », exception faite du Canard enchaîné qui manie la satire jusque dans son nom.

Si vous vous étiez promené dans Paris le 10 mai 1774, vous auriez lu sur un canard, alors « petit imprimé narrant l’évènement du jour », que la mort du roi Louis XV propulsait sur le trône son petit-fils Louis Auguste, devenu dauphin suite au décès de son père.

Ici, les choses se compliquent un peu. Le dauphin (le cétacé) et le dauphin (le titre) viennent tous deux du même nom latin delphinus ou dalphinus qui était aussi un prénom – équivalent du féminin Delphine (ou Dauphine) – porté dès la fin du IVe s. par un évêque de Bordeaux.

Mais c’est au sud-est que tout commença. Au XIIe s., le comte Guigues IV d’Albon l’utilisa comme surnom (Guigo Delphinus) et le transmit à sa descendance comme patronyme. Pendant deux siècles, les comtes d’Albon s’employèrent à réunir au sein d’une même province toutes les seigneuries voisines. Ils prirent alors le titre de « Dauphin du Viennois », et le compté d’Albon devint le « Dauphiné » avec pour armes trois dauphins.

En 1349, le dernier seigneur du Dauphiné, Humbert II, criblé de dettes, fut contraint de céder sa province à la Couronne de France, à condition que le fils aîné du roi soit nommé « dauphin ». Ce qui fut le cas à partir de Philippe de Valois.

Quant à la dauphine (la femme du dauphin), il lui arriva de porter, quelques siècles plus tard, une mouche sur le visage. Semblable par sa couleur et par sa forme, le diptère a donné son nom à ce petit morceau de taffetas noir que les femmes collaient sur leur peau pour en faire ressortir la blancheur.

Mais c’est à sa qualité de petit insecte volant, pouvant se faire discret et souvent insaisissable, que l’on doit le sens figuré d’espion.[3]

Au XVIe s., après ajout d’un suffixe péjoratif, mouche devint mouchard en argot, pour désigner un délateur et plus particulièrement un espion de police. Ce sens s’amplifia au XIXe s., par l’usage du féminin moucharde pour « police ».

Pourtant, depuis 1911, on utilise plutôt « poulet » pour parler d’un agent de police et collectivement de la police. Or, ce terme n’a aucun lien direct avec la volaille qu’on aime déguster grillée. Il s’agit du diminutif de « poule », lui-même emprunté à l’argot italien «pula ».

Mais ce n’est pas la première fois que la poule sort de sa basse-cour ! Ne vous êtes-vous jamais demandé pourquoi l’on disait, lors d’une compétition sportive, que l’équipe de la poule A rencontrait celle de la poule B ?

Au XVIIe s., la poule a d’abord désigné la quantité d’argent (ou de jetons) misée par chacun des joueurs. On suppose que cette métaphore fait allusion au pondoir où plusieurs poules déposent leur œuf. Au billard, « poule » est passée, par métonymie, de l’enjeu à la partie elle-même. Devenu « pool » en anglais, le terme s’est également appliqué au turf (course hippique).

Aujourd’hui, le mot désigne une épreuve où l’ensemble des joueurs individuels ou des équipes affronte successivement chacun des adversaires par un système d’éliminations.

Sans rancune, le coq sportif !


[1] On doit ce sobriquet aux typographes, eux-mêmes surnommés « singes », en raison de l’adresse avec laquelle ils attrapaient les lettres.

[2] Balzac ne le confirme-t-il pas dans un passage des Illusions perdues ?

[3] Le mot, avec cette idée, a donné son nom à un petit navire de guerre puis à un petit bateau à vapeur bien connu à Paris : le bateau-mouche !