« Je t’emmerde avec un grand A » : du bon usage de l’alphabet.

On la connaît tous, cette tournure emphatique qui consiste à épeler la première lettre d’un mot tout en la faisant précéder de l’adjectif « grand ». La plus courante semble être « l’amour avec un grand A » qui qualifie l’amour absolu, unique, sincère auquel nous aspirons tous (sans doute par opposition à l’amour moche-mesquin-menteur que nous connaissons tous).

Jusque-là rien de bien compliqué, c’est du niveau CP ! Sauf que depuis quelques temps, l’expression – comme la langue française dans son ensemble – est maltraitée. En cause, la télé-réalité, mais aussi la publicité. Retour sur quelques maladresses plus ou moins volontaires… et plus ou moins pardonnables !

Tout a commencé en 2002, lorsque David, le beau gosse de Loft Story 2, adresse à un autre candidat (Kamel ?) cette phrase assassine : « je t’emmerde avec un grand A ». Hilarité de la presse (Ça aurait balancé sur Twitter !). Humiliation du principal intéressé qui n’apprécie pas d’être pris pour un « teubé ». Malheureusement, c’est tout ce que l’on retiendra de son passage dans l’émission.

Même combat pour Didier de l’Amour est aveugle, qui déclare en 2011 : « l’expérience aura réussi si jamais je rencontre la femme avec un grand A ». A-ïe ! Que s’est-il passé ?

Dans les deux cas, les candidats ont cru qu’ « avec un grand A » était une expression à part entière que l’on pouvait copier-coller après n’importe quel mot, alors que la lettre de l’alphabet représente au contraire la « variable » de l’équation. Errare humanum est [1]….

Perseverare diabolicum [2] ! Car plus grave est le détournement volontaire de l’expression par des publicitaires en panne d’inspiration. Fin 2009, la marque leader des « thés d’origine » choisit de signer sa nouvelle campagne par : « Twinings, l’amour avec un grand thé ». Petite explication de texte : ici « t » devient « thé » par un procédé appelé « rétroacronymie »[3]. Le jeu de mot est bien trouvé, la phrase est visuellement accrocheuse, oui mais voilà : il n’y a pas de « t » dans « amour » ! Pour que l’expression ait un sens, il aurait fallu dire « Twinings, avec un grand thé ». Ou pour rester dans la sensiblerie : « Twinings, la tendresse avec un grand thé ».

En 2010, ça continue : M6 lance son propre site de rencontres baptisé « Tiilt ». Et devinez quel en est le slogan ? « Tiilt, l’amour avec 2 grands i » (tant qu’on y est). Sans compter que ledit « i » est en minuscule ! On remarque que dans ces deux formules hasardeuses, la référence à l’expression-mère « l’amour avec un grand A » est omniprésente. Mais ce coup-ci, l’élève ne dépassera pas le maître !

Heureusement, on compte quelques initiatives encourageantes. C’est le cas du site « Materner avec un grand Aime », qui joue sur la rétroacronymie de la lettre « M » en « Aime », comme l’a auparavant fait Matthieu Chedid, alias « M », dans sa chanson « Je dis aime ».

Enfin, en clin d’œil au vers de Prévert – quelle connerie la guerre [4] – la SACD [5] a créé en 2010 un prix intitulé « Bêtise avec un grand C », « bêtise » remplaçant « connerie » tout en y faisant subtilement référence. Qu’il est loin le temps où Lio se dandinait en chantant « mon vieux t’es un connard, avec un grand C ! » [6] !


[1] « Se tromper est humain »

[2] « Persévérer est diabolique »

[3] Un acronyme est un sigle que l’on prononce comme un mot normal, c’est-à-dire sans détacher chaque lettre (ex : ovni pour « objet volant non identifié »). La rétroacronymie est le fait d’interpréter un mot comme un acronyme, alors que celui-ci n’en est pas un à l’origine, ou alors de donner un nouveau sens à un acronyme existant (ex : SOS, choisi comme un signal de détresse facilement reconnaissable en code Morse, a été réinterprété en « save our souls »/« sauvez nos âmes »).

[4] Extrait du poème Barbara publié dans le recueil Paroles en 1946.

[5] Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques.

[6] Paroles extraites de la chanson Fallait pas commencer, 1986.

8 responses

  1. Super article ! la lettre A a une symbolique particulière alfa le commencement!!
    Et dans le cas de loft story ou autre idiotie de ce genre à mon avis dans la tête du candidat il devait se dire « les « emmerdes » vont commencer pour toi »

  2. « Twinings, avec un grand thé » => oui mais la notion d’amour disparaît complètement et ce n’est pas ce qui est recherché. « Twinings avec un grand thé » c’est tout de suite moins rêveur et on ne se retrouve plus dans le domaine des émotions.

    Bravo pour tous ces exemples que je ne connaissais pas. Je trouve ça plutôt comique. Ça me fait penser à ces mots épelés: « u comme Hugo ». Dans le cas des prénoms, on pourra toujours se défendre en disant que les graphies sont multiples et il est fort probable qu’ « Ugo » existe.

  3. Je trouve que tu es un peu dure avec Twinings… Il me semblait que c »était acceptable, contrairement à Tiilt, en tout cas autant que Materner.

    Mais il est clair que reprendre pour la déformer (volontairement s’entend) une expression déjà mise à mal, est un exercice fort périlleux.
    Une que j’adore dans ce genre, c’est (de Gelück?) « Pour faire de la littérature avec un grand L, il faut être quelqu’un avec un grand… »

    À quand ton prochain article ? Aux « calanques grecques » (sic) ? 😀

    M.

  4. Je ne me trouve pas particulièrement sévère avec Twinings !

    Dire « l’amour avec un grand thé » suppose qu’il y ait un « t » dans « amour ». Or, il n’y en a pas. Fin du débat.

    En revanche, ils auraient pu dire : « Twinings, la tendresse avec un grand thé ». Là, O.K !

  5. Très bon ! Il y a aussi Bénabar, dans le Slow :
    « Alors c’est l’Amour avec un grand A
    Te voilà CONtente avec un grand con »

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